80 ans aujourd’hui. A quoi bon compter, se dit-elle. Ces dernières années ne lui ont rien offert de bon, bien au contraire. Elles lui ont enlevé son mari bien aimé, l’amour de sa vie, celui avec qui elle dansait les soirs de 14 juillet entourés de leurs enfants et petits enfants. Elles lui ont pris sa santé et sa mobilité, désormais prisonnière de sa propre maison. Les enfants ont assez à faire avec leurs propres enfants, et n’ont plus le temps de passer la voir, ou très peu.
Les petits-enfants se sont éloignés, le petit dernier rentre en 4ème et l’aînée, la grande comme tout le monde l’appelle, remise de son chagrin d’amour vogue de nouvelles aventures avec son nouveau Jules. Les autres sont tous éparpillés aux quatre coins de la France, pour le travail ou les études. Chacun fait sa vie. Ils en ont encore une. Elle n’en a plus.
Les filles passeront sûrement dans l’après-midi mais ne resteront pas longtemps. Elle n’a plus grand chose à raconter, sa vie trépidante entre le salon et la cuisine n’intéresse pas grand monde. Elle est seule. Elle allume le poste de télévision, et tombe sur Téléfoot. Tiens, Henri lui aurait dit de ne pas changer de chaine se dit-elle. Elle repose la télécommande et se laisse aller à des souvenirs de disputes puériles autour du programme télé avec son défunt mari.
La sonnette retentit. Sûrement les filles, « Tiens, elles arrivent tôt ! » se dit-elle.
Elle ouvre la porte et aperçoit alors un énorme ballon flottant, elle reconnaît le rire du petit dernier derrière et un regroupement de voix se met à chanter joyeux anniversaire.
Elle ne comprend pas tout de suite ce qui lui arrive. Le petit dernier lui saute dans les bras, manquant de la faire trébucher, suivi de près par la horde de petits enfants, et par ses enfants, les filles et les garçons comme elle les appelle. Ils sont tous là. Pas un ne manque à l’appel.
Un vrai remue-ménage s’installe dans la maison, les uns prennent les assiettes, les autres investissent le frigo. Les coupes à champagne sont en train d’être lavées et les fruits de mer dressés sur des plateaux.
Tous la regardent avec des regards complices, rieurs presque moqueurs. Ah ils sont fiers d’eux se dit-elle, me surprendre en pyjama, mal coiffée et pas maquillée, en voilà des manières. La grande passe le pas de la porte avec un gâteau dans les mains, son préféré, une forêt noire, évidemment. Elle l’embrasse tendrement, la regarde, et lui glisse à l’oreille, arrête de râler dans ta tête, et sourit. Elle a toujours eu un lien spécial avec celle-là, elles se sont toujours défendues, soutenues, comprises.
Elle va se laver et se préparer pendant que son anniversaire « surprise » s’organise. En sortant de sa chambre, elle se dirige vers le salon. Tous l’attendent avec une coupe de champagne à la main, ils lui frayent un passage jusqu’à son fauteuil, celui où elle laisse toujours son châle, près de la fenêtre.
La grande s’approche d’elle et lui tend une enveloppe. Arlette l’ouvre, regarde la grande, regarde le contenu de l’enveloppe, regarde à nouveau la grande qui la fixe avec le sourire jusqu’aux oreilles. Arlette se met à pleurer à chaudes larmes. Ses premières larmes de bonheur depuis la mort de son époux. Ses premières larmes en tant qu’arrière-grand-mère.
Fin.