Il est 20h30, épuisée, Jeanne lève les yeux de son ordinateur, la nuit est tombée. Elle regarde autour d’elle, les bureaux de la Défense sont vides. Dehors, la pluie s’écrase sur les vitres de l’immeuble. Merde, elle est en retard pour le vernissage de Sarah et elle va être trempée.
Elle enfourche son vélo, casque vissé sur la tête. Hors de question qu’elle arrive décoiffée au vernissage. Tout le monde sera là, les anciens du lycée, les potes de prépa, les collègues de Sarah et lui. Il sera surement là, il ne louperait pas ça.
L’heure de pointe est derrière elle et les pistes cyclables des boulevards parisiens sont presque désertes. Jeanne roule à vive allure. Son téléphone vibre, c’est un appel à l’aide de Sarah : elle a fini sa première coupe, elle panique, son discours commence dans 20 minutes.
Jeanne donne un grand coup de pédale et prend davantage de vitesse, les feuilles mortes la déstabilisent, elle serre ses mains sur le guidon et poursuit son élan. Au prochain feu rouge, son téléphone vibre à nouveau. « Il est là », lui dit Sarah.
Ils s’étaient rencontré le premier jour du lycée. Il était arrivé en retard. Plus tard, elle apprendra qu’il était toujours en retard. Il s’était assis à la première place qu’il avait vu, à côté de Jeanne, elle n’avait pas réussi à dire non. Hypnotisée par ses yeux verts et ce sourire qu’il portait en permanence au coin des lèvres.
Une pression supplémentaire sur les pédales lui permet de prendre de la vitesse. La pluie lui fouette le visage, Jeanne puise dans le peu d’énergie qu’il lui reste et ses jambes prennent le contrôle de son vélo pour laisser son esprit s’égarer.
Depuis ce jour, ils ne s’étaient plus quittés. Ils avaient échangé un nombre incalculable de messages aux caractères limités, s’étaient écrit des notes dans les livres qu’ils se prêtaient, et avaient passé des heures à se balader dans les rues de Paris à l’aube. Il lui avait déclaré ses sentiments, un soir de fête, dans un dortoir où ils s’étaient tous entassés, il lui avait demandé si elle voulait sortir avec lui. Elle avait fait semblant de dormir. Il avait cru comprendre, mais il n’avait jamais rien compris.
Place de la Concorde, l’Assemblée Nationale, rue de Lille. Elle descend de son vélo et reprend doucement possession de son corps. Elle attend quelques secondes que ses jambes cessent de trembler et s’élance d’un pas assuré vers la galerie. Son cœur retrouve son rythme, son souffle aussi. La pluie s’est arrêtée, elle aussi.
Elle entre dans la galerie, Sarah lui saute dessus, la serre dans ses bras et file se placer devant ses invités. Jeanne se fend un chemin parmi la foule pour être au premières loges, quand elle croise son regard. Il est là, à quelques mètres d’elle. Son cœur s’arrête. Seules ses tempes grisonnantes et les quelques rides au coin des yeux trahissent les quinze années qui les ont séparés. Et son sourire. Putain qu’il est beau. Et merde. Son cœur s’arrête. Il lui sourit tendrement. Elle lui répond, pleine de nostalgie.
Sarah prend le micro. La foule applaudit. Jeanne le cherche du regard, il est parti.
Quelques fois, il l’avait appelé à des heures qui trahissaient la quantité d’alcool ingurgitée. Il lui avait demandé pourquoi. Mais elle n’avait jamais vraiment su lui répondre. Une histoire d’endurance et de cœur qui met du temps à s’ouvrir. Puis il est passé à autre chose.
Jeanne boit une dernière coupe, trinque au succès de Sarah, enchaîne les banalités avec quelques connaissances, embrasse son amie et retourne à son vélo obsédée par cette histoire inachevée.
Il est là. Adossé au mur, une jambe repliée sur la paroi, une cigarette au coin des lèvres, irrésistible. Elle lui sourit et lui dit : “oui”. Oui quoi ? lui répond-il. Oui, je veux sortir avec toi.