– À quoi penses-tu Anne, tu te demandes encore si les pingouins ont des genoux ?
Il a toujours eu le don de me faire rire, ou était-ce moi qui riais sans cesse parce qu’il me plaisait tant ? Non, il a toujours été drôle. Nous sommes tombés amoureux en l’espace d’un instant, un regard. Moi qui étais convaincue que les histoires d’amour se construisaient sur le long terme, que patience et prudence étaient les maîtres-mots d’une belle histoire, je m’étais pris une énorme gifle en tombant sur Hippolyte. Rien que ce nom, qui aurait cru que je tomberais éperdument amoureuse d’un homme s’appelant Hippolyte ? J’étais abonnée aux prénoms classiques, Pierre, Nicolas, Julien, Paul. Mais lui, il n’avait rien de classique et il faut croire que moi non plus.
13 octobre 1978
J’arrive sur le quai de la Gare Montparnasse, ma vie dans mes deux énormes valises, je viens de quitter ma campagne profonde pour tenter ma chance à Paris. Mon père m’a pourtant répété et répété que danseuse n’était pas un métier, mais pourtant au fond de moi quelque chose me dit que tout est possible. À Paris, la belle Paris, où la folie danse avec l’impossible, je peux y arriver, je peux devenir celle que j’ai toujours voulu être. Des étoiles plein les yeux et le souhait d’en devenir une dans le cœur.
J’arrive devant l’immeuble de ma cousine Betty, c’est au 7e étage, porte de droite, m’a-t-elle dit. Moi et mes 45 kilos de bagages, tentons alors l’ascension jusqu’à notre nouveau chez nous.
De longues minutes après, j’arrive enfin à la porte en bois au fond du couloir. Betty m’ouvre, comme à son habitude, elle est pressée et me dit de m’installer, qu’elle doit filer et que les toilettes sont sur le palier. Ce soir, il y a une soirée au Queen, sur les Champs : « rejoins-moi, je te présenterai du beau monde », me dit-elle.
Sans aucune idée de ce qu’elle me raconte, je décide de me changer et d’aller repérer mon chemin jusqu’à l’opéra. Mes cours commencent demain et j’ai envie d’avoir quelques repères.
Après avoir pris le métro à contresens, deux fois, j’arrive enfin à bon port. L’Opéra. Mon dieu qu’il est impressionnant, toutes ces dorures, toute cette architecture chargée d’histoire. Je pénètre dans les lieux ébahie par ce qui est en train de m’arriver. Un homme pressé me bouscule en sortant, il s’apprête à s’excuser rapidement, puis repartir à toute vitesse lorsque nos regards se croisent.
Il me regarde, me sourit. Je ne sens plus mes jambes, mon cœur s’emballe et je sens que je rougis tel un coquelicot au soleil. Il me dit que j’ai l’air perdue. Il a un accent, un bel accent russe. Mais dans un français parfait, il me demande si je souhaite visiter l’Opéra. Il est beau, grand, musclé, un danseur probablement, le visage anguleux avec une mèche lui tombant sur le visage.
Nous avons alors parcouru l’opéra, puis Paris, puis le Queen, puis mon appartement, puis le sien, puis nous avons arpenté les ruelles, flâné sur les terrasses. Nous avons dansé, mangé et beaucoup ri ensemble. Nous sommes tombés éperdument amoureux, plus rien n’existait alors, à part nous deux.
Pendant ces quelques années passées à l’Opéra de Paris, j’ai appris que sa mère était couturière, qu’il était l’aîné d’une fratrie de 10 enfants, qu’il travaillait depuis son plus jeune âge avec sa mère pour pouvoir vivre son rêve. Qu’il aimait les croissants, le vin rouge, le cinéma. Il m’a raconté que son plus grand secret était de ne pas en avoir, qu’il avait voulu être poète et sage. Il aimait son café noir et ses tartines grillées. Il dormait avec ses chaussettes et prenait sa douche le soir, et le matin. Qu’il voulait quatre enfants, deux garçons, deux filles, pour la parité. J’ai découvert qu’il était progressiste et que pour cela, il aimait la France. J’ai su qu’il aimait danser pour se sentir vivant et qu’il aimait vivre pour pouvoir danser. Comme moi.
Nous avons appris à nous connaitre l’un l’autre mieux que nous-même. Je complétais ses phrases, il anticipait les miennes. Dans notre bulle de bonheur, rien ne pouvait nous arriver.
Quelques années après, à la fin du conservatoire, Hippolyte a dû repartir en Russie et moi, j’avais mon rêve entre mes mains : je partais en représentation avec le ballet de Paris, autour du monde. Nos rêves nous attendaient, et ce que notre amour nous attendra ?
Le monde entier nous traitait de fous, d’inconscients, de rêveurs, d’utopistes. Et ils avaient raison, nous sommes des rêveurs, des utopistes, des inconscients, des fous, mais nous sommes ensembles. Notre amour a attendu, survécu, il s’est battu et les autres… Les autres, ils n’ont pas survécu à notre bonheur.
Illustration x Kanako pour My Little Paris
3 comments
Snif! snif! digne d’ Out of Africa!!
Ahaha ton coté romantique qui ressort ?
[…] fermement au terme : consiste à faire vibrer la vie, inciter, aiguillonner, donner du mouvement) d’ateliers d’écriture créative à Paris pour la 5e […]